Andrée
Une grande chambre. Un parquet aux lames étroites. Au milieu, un grand lit adossé au mur, des montants en bois, un matelas en laine, une couverture rouge qu’on devine si lourde que le baigneur serait écrasé. Quand on rentre dans la pièce, sur la gauche, le long du mur, une belle armoire, en bois, haute, large, à deux battants. On sent passer sur elle la main du grand père qui l’a fabriqué. On peut y mettre des vêtements, beaucoup, des valises, des oreillers, des chapeaux, des sacs. Quelqu’un peut-être s’y est caché, debout, assis, à l’écoute.
A droite de la porte, près du lit, une table de nuit, en bois, avec un casier qui contiendrait pêle-mêle des livres, des trésors, des mouchoirs pour le chagrin. Sur le dessus en marbre, une lampe de chevet.
La lumière du plafond est si crue.
En face du lit, sur le rebord de la cheminée, un grand miroir, on peut s’y voir en pied, avec un encadrement doré finement travaillé. Il reflète le papier peint fleuri du mur en face. Au-dessus, un crucifix veille ou surveille.
A droite de la cheminée, collée au mur, une armoire basse, d’un bois plus foncé que l’autre, avec des tiroirs sur toute sa largeur. Deux poignées par tiroir. On les imagine lourds à tirer. Dedans, des draps, des rideaux, des nappes, des serviettes aux initiales brodées : alliance entre des hommes et des femmes. Sur le plateau du meuble un globe en verre abrite des fleurs artificielles. Au milieu des fleurs, comme posée par inadvertance une photo d’identité, celle d’un jeune homme. Photo enfermée dans cette grande chambre du premier étage de la maison. A droite de ce meuble, au milieu du mur, la fenêtre ouvre sur la place.
Pas de radiateur. Chambre froide.
Marie-Christine
J’ouvre la fenêtre de ma mémoire, les rideaux s’ouvrent
La fenêtre est fermée, une petite fille l’ouvre, elle marche difficilement, son lit de baldaquin en bois est si haut, elle écarte le voile blanc, bouge l’édredon rouge pour jouer avec ses ours, son ours préféré a plus qu’un œil, sa patte droite a été recousue par sa mère, recousue comme elle
Derrière le lit le coffre à jouet déborde, Pimprenelle et Nicolas, une poupée Barbie à moitié dévêtue, des décalcomanies qu’elle se collait un peu partout, à terre des livres de la « bibliothèque rose », prés de son minuscule fauteuil encore des livres de Perrault, elle adore lire, elle l’aime leurs odeurs, l’odeur d’une autre vie ; dans la chambre pas de tapis, elle risque de tomber
A gauche du mur, une petite coiffeuse, devant une toute petite chaise ; sur la coiffeuse s’accumule des flacons, des restes de crème que sa mère lui donne, un miroir si petit qu’elle se voit à peine dedans, elle trouve que son visage se déforme quand elle parle, elle se raconte des histoires faute de jouer avec sa sœur dans le jardin ; avec l’histoire de blanche neige, elle espère qu’un beau matin elle va se réveiller métamorphosée.
Le parquet de la chambre craque, la nuit elle a peur, sa sœur dort dans l’autre chambre et si elle pouvait la rejoindre.
A travers les vitres, l’encre noire de la nuit lui dit de prendre son encre pour écrire à la lune pour qu’un vaisseau spatial l’emporte.
Chantal
SILENCE
(DESCRIPTION D’UNE CHAMBRE DE L’ENFANCE PAR UN REGARD EXTERIEUR)
Une chambre à deux lits.
La mère y tenait.
Un lit pour chaque fille.
Une séparation entre les lits.
Un vide plein de crocodiles et de monstres marins. Ne pas y mettre les jambes.
Rester allongée sur le lit avec l’édredon jaune en plume pour couvrir son corps.
Une table de nuit. Une seule. Deux verres teintés posés dessus.
Deux petits bureaux avec trois tiroirs sur le côté. Entre les bureaux, une petite armoire commune prolongée par une commode à trois tiroirs.
On pouvait fermer la porte de l’armoire à clé et enfermer les cahiers secrets au pied de la seule robe présente. Robe perdue derrière deux pantalons et deux chemisiers.
Une robe pour deux.
Elle d’abord et ensuite, la plus jeune la porterait.
La lumière du plafond éclairait la chambre les soirs d’automne.
Thierry Lafronde inondait la pièce de son sourire bienveillant et jetait un regard au capitaine Troye qui lui faisait face.
Une poupée rousse, habillée d’une robe marron à encolure blanche était assise sur la commode. Quelquefois, elle rejoignait le lit pour se blottir contre un corps chaud.
Une aimait lire tard le soir.
L’autre voulait dormir, se retournait dans son lit et grognait.
Au risque d’un incendie, un tee-shirt entourait la lampe et atténuait la lumière.
Les chansons à la mode sortait d’un tourne disque récupéré à d’autres, plus vieux, partis. Le tourne disque tournait trop, trop souvent, pas toujours au goût des deux.
Des rengaines, tous les soirs les mêmes.
Mais aussi,
des glissades sur le parquet,
Des imitations des french cancan
Des rires
Des chuchotements dans le noir de la nuit.
L’été, quand les fenêtres étaient ouvertes, des airs d’accordéon accompagnaient,
les devoirs,
les jeux,
les rires.
L’accordéon grinçait,
se reprenait mille fois sur les mêmes airs,
inlassablement,
année après année.
Marie
Deux
La porte ouvre vers l’intérieur de la pièce, un peu basse de plafond et occupée par un vaste lit en cuivre bien astiqué et flanqué de deux tables de nuit côté mur, et côté fenêtre, une large baie vitrée plutôt, par deux bureaux disposés en face à face. Une seconde porte, un peu mystérieuse, est fermée sur le mur en face. La pièce, en rez de chaussée donne directement sur la rue et c’est comme si la ville entrait toute entière dans la chambre avec ses bruits de voitures et de mobylettes, sa poussière et ses rares passants.
Un rideau transparent offre une fragile protection contre l’extérieur le jour, tandis que la nuit, le large volet roulant se faisant barrière isolante, la pièce pourrait presque devenir une boîte magique.
Une chaise derrière chaque bureau et une étagère fermée par un rideau de cotonnade à petits motifs rouges sur fond bleu derrière chaque bureau respectif achèvent l’aménagement.
Entre l’espace du lit et celui des bureaux, une sorte d’allée traversière qui permet le passage des occupants de la pièce attenante, les parents des enfants.
Une chambre qui tient un peu du couloir ou de la rue en somme, un espace susceptible d’être traversé en permanence par des grands, des adultes, des autres, des étrangers, des ombres.
Le lieu de l’intime ce serait donc le lit, même si l’intimité partagée n’en n’est plus vraiment une… Le lit c’est aussi le point intense de la pièce marqué par la présence de l’envahissant et moelleux édredon rouge sang qui lâche, de temps en temps, de petites plumes blanches, un duvet d’oie luxueux.
Allongé dans l’édredon, le nez en l’air, là, franchement, on est bien. Or cuivré et rouge plume dans la lumière chaude de cet après midi d’été finissant.
Il y a un plafonnier à fausses bougies, on dit bobèches je crois, ou à fausse roue de ferme ou à faux quelque chose et quand on l’allume on a envie de pleurer.
J’ai éteint puis allumé la petite lampe posée sur la table de chevet à mon côté. Dans la lumière ronde très douce j’ai vu les anges musiciens. Enfermés dans leur cadre de bois doré, ils faisaient résonner leur discrète musique de chaque côté du lit.
En me levant, j’ai découvert la descente de lit à motifs noirs sur fond rouge, posée sur le carrelage à larges carreaux qui recouvre le sol. Je n’ai pas vérifié si de l’autre côté il y avait aussi une descente de lit. Il y en a une.
Tout va par deux. Identiques, comme les enfants sans doute. Tout n’est pas exactement pareil au sens où tout est dépareillé, mais il y a autant de choses pour l’un que pour l’autre.
Rien qui marque une personnalité. Je ne vois pas de bibliothèque, pas de filet à papillons, pas d’affiche, pas de ballon, pas de patin, pas de jeu, pas de cahier, pas de livre, pas de cartable, pas de signe d’activité, pas de superflu. Juste le nécessaire, le strict nécessaire.
Tout est ailleurs sans doute. Il n’y a pas d’armoire et pas d’habits sur les chaises. Il n’y a pas de chaussures. Il n’y a pas de porte-manteau. Il n’y a rien pour accrocher ses rêves. C’est un lieu pour dormir, travailler et dormir. C’est un dortoir à deux. C’est une chambrée à deux.
Il n’y a rien sous le lit non plus. J’ai vérifié. Juste des moutons noirs et sous la descente de lit, un petit tas de balayures et de poussières poussées là furtivement et à quatre mains peut être, fait une petite bosse.
La chambre du fils
A partir de la rue, l’ascension débute par les degrés de pierre du perron, suivis d’un escalier à trois volées de marches, deux longues et une brève. Dans le silence du palier, j’allume la lampe à globe de verre dépoli. Après un quart de tour à gauche, je suis la perspective du tapis de couloir posé sur le parquet ciré, chemin de velours améthyste bordé de rubans d’églantines. Je passe la salle d’eau, le petit débarras et la chambre à coucher de mes parents. La mienne, c’était une chambre à remonter le temps, à ne pas faire un bruit, une bibliothèque, une scène, un musée, ma seule salle de jeu, le reste de la maison n’était pas négociable. C’était une chambre de plein jour, de semaine, de dimanche et de fin de vacances. C’était une ouverture sur l’infini des rêves, un terminal interplanétaire. Un refuge.
Vaste dans ma mémoire, elle mesure à peine cinq mètres sur trois. Je me souviens. Je sors des toilettes et je dois réussir à retrouver mon chemin dans la pénombre du couloir avant que le cerbère à cheveux jaunes du cagibi ne se réveille. Il est trop lent pour moi. Je sais que je vais le prendre de vitesse mais j’ai peur. Un revolver à billes en poche, je pousse brusquement la porte. Appuyé sur le montant, le pommeau de céramique froide dans le creux de mon dos, je presse mes deux mains sur mon cœur affolé. Je suis sauvé ! Je vérifie que le ressort a rempli sa fonction et que le pêne est engagé. Je n’ai pas besoin de loquet. Les monstres ignorent comment on tourne les poignées. Je réajuste l’élastique de mon pyjama rayé bleu.
Sur la pointe des pieds, je fais pivoter doucement le bouton de la fenêtre. Les tringles demi-rondes se rétractent sur de petits bourrelets de peinture, et libère le cadre de bois brun que j’ouvre à deux battants. L’espagnolette des volets métalliques grince. J’essaie de ne pas me pincer les doigts en les pliant contre le mur. Je referme bien vite. L’air frais est un tonique qui fait s’évaporer les vérités nocturnes. Si j’aime les matins, c’est pour les faire durer, et pour cette lumière douce. Je prends mon temps pour faire honneur au jour nouveau. Je m’assoie au coin du lit entrouvert et m’étire. Je frotte mes paupières à poings fermés pour en ôter le sable de la nuit. Il faudrait que je pense à graisser mes articulations. Mes vêtements sont méticuleusement pliés sur la chaise. J’attrape ma culotte à côtes de velours bleu marine. Une bille de verre tombe de ma poche gauche sur le parquet, et rebondit avec tapage, roule et se cache dans un coin. Le silence reformé clapote au rythme des ressorts de l’épais matelas. Décidément, la couture de ces chaussettes me gêne, et ce col me gratte. Le drame n’est pas loin. Je crois que je vais me recoucher. Comme ça quand maman viendra me chercher, sous la couverture, surprise ! Je serai prêt à descendre. Il faut que je me calme. A chaque changement de saison, c’est la même chose : les nuits semblent raccourcir. Je dois être allergique aux solstices. J’ouvre à peine les yeux. Une lueur matinale passe obliquement par la vitre et fait sur les rideaux de crêpe rafraîchis au printemps des vagues d’ombres plus profondes à mesure que le soleil s’élève, plus légères et mousseuses quand passent des nuages. Chaque jour à midi un rai prudent réussit à glisser sa lettre de lumière au droit du mur projetant en son centre l’ombre de la poignée sur la blondeur usée des lattes, comme l’aiguille d’un cadran. Puis le soleil passe par-dessus la maison. La résille de tergal s’épaissit et se grise. Je peux alors tel un fantôme scruter derrière le voile le jardin qui frissonne et s’éveille. Les oiseaux ont de brusques envols. Pour les suivre j’appuie ma joue et mon oreille dans la douceur veloutée du double rideau d’épaisse cotonnade à carreaux safran et olive pendu sur une tringle métallique, retenu par une torsade à gland effiloché que pensif j’ai souvent roulé entre mes doigts. Je peux entrevoir au levant le tube de rambarde du balconnet de la chambre de mes parents, dont la visite ne m’est autorisée que sur demande, et de l’autre côté le poteau EDF en ciment où les mésanges se réfugient par grand vent dans le creux des niches maçonnées où se prennent les feuilles mortes. J’ai un petit sachet de graines pour les séduire. Je peux interminablement rester ainsi, les yeux dans le vague, appuyé contre le bord latéral du cadre peint, enroulé dans le pan écossais comme un chasseur comanche enfilerait sa cape d’invisibilité pour pouvoir approcher un troupeau de bisons, comme une petit marquis fuyant la France révoltée, la tête ballottée par la route mauvaise, aperçoit le vol des nuages défiler lentement par la vitre de son cabriolet, comme un prisonnier attendant la sentence , ne sachant l’heure qu’à la course des ombres aux murs de son cachot. Mais le chant inédit des mésanges, arrosé de lumière, le cliquetis lancinant des verdiers et les subtils éclats de rire des premiers roitelets en robe d’apparat, tous ces cui-cui hallucinés, ces pulsations sonores, me rappellent parfois à la réalité. Une mouche s’est posée au carreau. Elle se lisse les ailes, s’ébroue, lève alternativement les pattes de derrière, et toute à sa toilette ignore la pulpe de l’index que je pose au carreau. La fenêtre de la chambre surplombe les arbres tout blanchis de fleurs aux étamines roses, en train de déplier leurs feuilles, nouvelle page du catalogue des saisons. Il fait bon. Du linge sèche sur le fil. J’ai le droit de me rouler sur la pelouse, mais il faut que je fasse attention à ne pas abîmer les fleurs, à ne pas ma salir. Si je suis sage, je pourrai peut-être aller voir le cirque Fratellini. Comme j’ai cassé un bol la semaine dernière et que j’avais caché les morceaux, il va falloir redoubler d’attention.
On a arrêté le chauffage. Un unique radiateur de fonte à la peinture un peu cloquée, autrefois beige, suffit amplement à maintenir la chaleur du nid. Son robinet de bakélite fait office de thermostat selon les caprices de l’hiver. Il porte en abréviation à chaque extrémité d’un vecteur incurvé coloré dans la masse l’indication du sens de serrage. Lorsque les frimas reviendront, mon père rallumera avec cérémonie la chaudière à fuel au sous-sol. Les flammes surgiront en soufflant derrière le carreau de mica, puis dans un grand craquement se propageant le long des tuyauteries, les ondes de chaleur monteront aux soldats de fonte des étages avec des gargouillis. Mon père les passera en revue les uns après les autres, purgeant au besoin ces antiques carapaces pleines d’eau noire de rouille. Ces eaux chaudes échappées des volcans reprendront leur ronde patiente et protectrice dans l’épaisseur secrète des cloisons, de jour comme de nuit, faisant craquer souvent les os de la carcasse.
Le soir, la lumière de la pièce descend d’un plafonnier plat et ovale, pareil à une palette de peintre du dimanche. Gravé dans l’épaisseur du verre martelé, des étoiles émeraude diffractent la clarté trop vive d’une ampoule à culot vissée sur une tige de laiton, attendant sa jumelle. Le cache domino mal ajusté laisse apparaître deux fils rayés. L’interrupteur ivoire fait le bruit d’une tapette à souris miniature. Une autre source de lumière se dissimule dans l’épaisseur du bois de lit. Une barrette de néon de quinze centimètres avec un réflecteur d’aluminium martelé. J’en ai rarement l’usage. Lorsque je suis couché, c’est ma mère qui vient éteindre la lumière du plafond et refermer la porte, après m’avoir bordé d’un geste machinal, pour un baiser distrait. Bonne nuit, mon ange. Les nuits de cauchemars, ou si je suis malade, elle laisse la porte entrebâillée sur la veilleuse du couloir éteinte dès que je suis enfin endormi. Présence de ma mère qui au travers du mur, portée par le silence d’un air raréfié veillait à ma survie au mépris de son propre sommeil. Elle se levait souvent la nuit.
Le bois de lit était à la tante Louise quand elle était petite et jolie. Pour son enterrement, il y eut le soir à la maison un long conciliabule. On servit de la limonade dans les beaux verres et du café dans de petites tasses. Le conseil de famille décida de garder la maison en Auvergne pour qu’à tour de rôle chacun puisse aller s’y ennuyer à la belle saison. La vengeance de tante Louise pour la jalousie de ses sœurs qui n’avaient jamais pardonné que la petite préférée hérite de la ferme ruisselait sur mon innocente jeunesse. Tous les deux ans, j’étais donc condamné au mal de la montagne, à l’inconfort de la banquette arrière de la DS sur les routes tortueuses, aux odeurs écœurantes des fromages, aux promenades interminable et aux nuits froides. Lors du dernier retour, j’ai quand même eu droit à un arrêt pour aller vomir et faire pipi. Nous avions rapporté le bois de lit attaché sur la galerie avec des sangles à crémaillères. Il se compose de deux parties enchâssées. La tête est galbée. Un rouleau sombre finit élégamment le haut de l’appui-tête, comme soutenu en ses extrémités par des corbeilles d’abondance d’où s’échappent des grappes et des fleurs gravées dans l’épaisseur de cet ourlet de chêne. Sur sa longueur, le matelas est séparé du mur par un meuble assorti, doté de deux petits placards aux portes pareillement ouvragées, que l’on saisit par une encoche afin de les faire coulisser. Il contiennent mes trésors essentiels : un écureuil en plastique serrant une noisette, gagné au concours de la banque, mes soldats des paquets de café Mokarex, héros de batailles homériques menées tambour battant a même le tapis à motifs de cachemires injustement battus à chaque fin de semaine, des billes et des calots dans un sac en tissu fermé par un galon, des personnages de la crèche, un petit col de dentelle pour mon ours, pour grandes occasions, une voiture jaune et rouge en mécano que j’avais terminée avec l’aide de mon père. Je savais faire tous les bruitages. Et surtout un stéréoscope vert pistache avec ses bandes cartonnées que je me repassais sans jamais me lasser. La belle au bois dormant, Donald pompier, des contes de Perrault. J’étais un enfant comblé avec peu d’accessoires. Je ne coûtais pas cher. J’étais champion de recyclage, tenant cela de ma mère, fabriquant des merveilles avec des riens du tout. Maman disait que les marchands de jouets sont des voleurs et qu’il faut savoir s’amuser avec ce que l’on trouve, et s’ennuyer aussi. Le bois de lit finit en tablette par un marbre où j’expose mes réalisations : des dessins à la craie sur de jolis cailloux, un polichinelle articulé fait avec des bouchons et des morceaux de pinces à linge, des plumes de couleur collée sur un œuf de plâtre rapporté de l’école, un bestiaire tranquille de glands séchés et d’allumettes.
Pour un enfant, la chambre est bien plus que son lit. L’autre meuble important est mon bureau d’écolier. Tout simple, en bois blanc teinté acajou sombre. À droite trois tiroirs à glissière et dans l’épaisseur du plateau une planchette coulissante, comme sous le marbre du boucher, dont je n’ai jamais compris l’usage. Un large tiroir central pour ranger pêle-mêle crayons, règles, équerres, compas, ciseaux et tout un attirail hétéroclite d’ustensiles sans usage attendant le rebut de fin d’année. Une chaise paillée équipée de tampons de feutre m’attend chaque soir, car je suis un élève appliqué. Les livres sont classés par domaine dans les tiroirs marqués chacun d’une étiquette à coin coupé sur lesquelles j’écris à la plume avec une encre mauve. La barre appui-pieds est usée par la gomme de mes pantoufles. Plus je réfléchis, et plus je piétine cette pauvre traverse, ne mettant pied-à-terre qu’une fois seulement la solution trouvée. Accrochée au rebord droit du plateau, une lampe articulée en trois segments. Le demi-globe en tôle grise dissimule une ampoule de quarante watts. Sa douce chaleur a couvé bravement la lente éclosion d’un être qui, pour sérieux et soigné qu’il fut, était surtout un grand rêveur pressé de s’échapper au travers des fenêtres des livres. Je me fais du souci.
Quand je rentre de l’école, Maman pleure souvent. Hier, je me suis approché pour la prendre dans mes bras, mais elle m’a repoussé en pleurant encore plus. Elle m’a dit d’aller ranger ma chambre, qu’elle n’admettait pas le désordre. Je me suis excusé. Ma chambre est toujours tout à fait rangée, mais je me suis excusé quand même. Je vérifie continuellement que mes chaussettes sont bien réunies par couleur, comme mes culottes, pliées en trois. Je suis très soigneux. Je fais le ménage tout seul. Comme j’ai un peu d’asthme, le docteur a recommandé de traquer la poussière. L’aspirateur est un peu lourd pour moi, mais j’y arrive. Ma chambre est la pièce la plus propre de toute la maison. Ce que je préfère, c’est passer de la cire d’abeille à la térébenthine, et après le crissement du bois luisant quand on glisse un doigt dessus. Face à moi, j’ai punaisé au mur la carte postale qu’elle m’avait écrite quand les pompiers l’avaient emmenée dans leur camion pour qu’elle se repose. Ça avait duré longtemps, et je ne suis pas sûr qu’elle ait si bien dormi que ça à la caserne, la nuit, avec les sirènes. Elle me fait peur, des fois. Elle monte, elle regarde mes devoirs dans mon cahier de texte, me fait réciter mes leçons en regardant ailleurs. Quand elle m’attrape par le bras, qu’elle se fâche sans raison, je n’ai plus très envie de travailler. Au-dessus du bureau, j’ai aussi punaisé des cartes du monde et des posters soigneusement dégrafées de mes revues. Spirou et Fantasio, le marsupilami, la face cachée de la lune, les animaux du parc de Niokolokoba. Le papier peint au motif tourmenté sert de toile de fond à mes lointaines aventures.
Ce bureau tient tout juste dans le creux d’une arche de placards et de penderies, où ma mère enferme des piles de vêtements qu’elle ne porte jamais, soigneusement repassés, mêlant à mes affaires des couvertures d’hiver, un classeur caché là pour raison familiale, des tiges de fleurs en tissu, des draps usés et des pelotes colorées d’un pull jacquard qui restera à l’état de projet. Pour une part ma chambre est un débarras. L’armoire me tient lieu de grenier. J’y joue à cache-cache avec les fantômes. Je me dissimule entre les housses des manteaux suspendus dans l’odeur synthétique des pressings. Des fois, Maman est en colère. Elle dit que je suis méchant. Alors elle m’y enferme et part avec la clé pour l’une de ses promenades secrètes. Un peu d’air passe par la serrure, mais j’ai du mal à bien respirer. Il lui arrive de revenir trempée par les averses, ses cheveux collés à la figure. Quelquefois avec des brassées de fleurs arrachées qu’elle met à la poubelle, ses vêtements tâchés de terre et ses ongles abîmes ou avec des pierres plein les poches. Elle me sort de l’armoire en riant, comme si elle m’avait joué un mauvais tour, et me fait un goûter dans la cuisine. Elle me regarde en se mordant la lèvre inférieure. Ses yeux sont pâles et cernés. Et papa ne dit jamais rien. Il m’explique qu’elle est fragile. Cette chambre est mon seul lieu de repli. Que ce soit chez tante Louise où l’on me couchait à l’étage, chez mon autre tante épicière où mon lit était préparé parmi les boîtes de conserves, dans les autres maisons de vacances, jamais je n’ai eu ce sentiment d’être dans mon royaume comme ici. Peut-être seulement parce qu’à étage du dessous, j’entends chaque matin le feulement du gaz, le bruit des cuillères et des bols. Les pas dans l’escalier annoncent l’arrivée matinale de l’unique amour de ma vie qui vient me réveiller pour aller à l’église à la messe du matin où elle me traîne comme un somnambule. Les hosties me rappellent le goût des cachets d’aspirine.
Dans cette chambre du passé, de ma prime jeunesse, je me souviens de ces heures passées allongé sur le lit la tête dans le bras, gardant dans l’ombre au creux du coude un œil ouvert, à observer je ne sais quoi, le pli des draps, le grain du couvre lit, les phosphènes fuyant sous mes paupières agitées, essayant comme un grand de trouver le temps long jusqu’au baiser du soir, récitant dans ma tête des débuts de poèmes et des morceaux de fable, passant un doigt d’une main sale sur une croûte du genou, sentant le flot de mon cœur, à écouter le grincement des chaînes d’une balançoire que le vent pousse, la rengaine réglée de l’arrosage automatique. A l’affût du moindre parfum, pâte de fruits, eau de Cologne, œufs sur le plat, naphtaline des linges enchâssés. Un chien aboie. Et si quelqu’un ouvre la porte, je continue à faire l’endormi, heureux de savoir ces pensées tournantes autour de moi. Avec le traversin et l’oreiller, je me fais une hutte de draps frais. Maman n’était pas contente quand je froissais les draps qui nous coûtaient tant à faire repasser.
Un soir alors que je revenais de l’école, elle est partie. Les feux arrière de la voiture ont disparu en trombe dans le brouillard avec quelques valises. Je tenais mon ours à collerette dans mes doigts raidis par le froid, en maillot sur le perron. Papa avait honte parce que les voisins n’avaient rien perdu de la scène derrière leurs rideaux. Il a refermé la porte. Il ne disait rien. Il a passé l’aspirateur partout pendant des heures. Je suis resté longtemps dans l’escalier, mon ours serré entre mes genoux. Je crois bien qu’il ne me voyait pas. J’avais faim. J’ai pris mon cartable dans l’entrée, je suis monté dans la chambre. J’ai sorti de la penderie les petites ailes blanches en carton et en ouate avec un élastique du spectacle de fin d’année. J’ai approché la chaise de la fenêtre, je l’ai ouverte. Je suis monté sur le rebord. J’ai pris tout l’air que je pouvais dans mes poumons. J’ai fermé les yeux. Et je me suis envolé. Heureusement, au droit de la fenêtre une haie de vieux buis longe une allée de graviers. J’ai été quitte pour une fêlure du scaphoïde et quelques contusions. Les voisins ont sonné pendant longtemps avant que mon père ne vienne ouvrir. Je boitais. Après je me suis évanoui.
Mon père s’est muré dans le silence. Il était fatigué. Quand il a recommencé à parler, il pouvait quitter la conversation au milieu d’une phrases. Il avait du mal à retrouver ses mots. Il n’allait plus travailler. C’est la maîtresse qui a appelé les services sociaux. Il m’arrivait souvent de rentrer dans le bus scolaire avec les dames de service parce qu’il ne venait pas me chercher. Ils ont décidé que j’irai habiter quelques temps chez ma tante Marthe, à l’épicerie, où il me rendrait visite. Plus personne n’avait de nouvelles de Maman. A cause de nous, elle est peut-être est morte de chagrin. Je suis rentré à la maison l’année suivante, quand ils m’ont inscrit au lycée. L’aide de l’état pour l’aide-ménagère a été supprimée. Je suis devenu l’homme de la maison. Il n’a pas su se débrouiller sans moi. Il est vieux maintenant.
Le désordre est indescriptible, mais si peu de choses ont changé. Il faut que j’imprime ces images dans ma mémoire. La chambre donne toujours sur le jardin en friche, la chute des brindilles, les fils rouillés où tu mettais sécher le linge. C’est un nid de moineau. C’est un berceau de l’aube contenant tout entier mon songe de jeunesse. Un lieu de solitude et de serments. Pour l’heure une ampoule poussive révèle dans le cadre de la nuit imminente la figure de mariée qui a franchi si souvent ce seuil. Tu me veillais. Comme une flamme bleue, j’étais à ta merci. Je rêvais que tu posais ta main creuse sur mon front endormi. Le doux objet de ta clémence est assoupi sur le lit encombré en serrant dans ses bras un livre colorié de lueurs matinales récupéré tout couvert de poussière derrière la tête de lit. Les ombres des nuages caressent imperceptiblement mes paupières agitées dans la douce lumière d’une flaque de fin de jour. Les lueurs solennelles glissent dans le silence plein des heures vieillissantes. Comme un pinceau sur la cendre. Avec la lenteur des troupeaux traversant les étangs. La maison de l’enfance à des rideaux de pluie et les volets fermés. Une pancarte de carton bat la façade. À vendre.
La chambre haute
-Monsieur Jean-Jacques ! À table ! Venez manger !
-Marbella, baissez d’un ton. Je vous ai dit que je ne voulais pas vous entendre hurler dans l’escalier à tue-tête. Les locataires ont tout de même droit à leur tranquillité.
-Môsieur Julius Lambert, à mon âge, avec mes jambes pleines de varices et mes chevilles gonflées, il n’est pas question de monter tous les soirs deux étages pour aller chercher ce jeune homme, qui n’a d’ailleurs qu’à regarder sa montre.
Du haut de mon perchoir j’écoutais les conversations dans ce petit immeuble étroit de la rue des huiles, où j’avais trouvé dès le mois de juin une petite mansarde au cinquième étage, qui rentrait dans le budget modeste de mes pauvres parents et les conditions d’attribution des bourses universitaires. Lambert était le propriétaire. Le vieillard maussade et alerte toujours assis sur son palier au premier étage, le cul sur le bord de la chaise, ne parlait à personne sauf pour sermonner, considérant tout visiteur comme un intrus envahissant son territoire. Je devais tous les soirs me soumettre à son air suspicieux pour accéder à ma chambrette, et prenait un malin plaisir à le saluer gaiement avec un mot gentil. La porte de son appartement était ouverte en permanence. Il faisait partager à la cantonade sa télé allumée, le raffut des casseroles, ses monologues assassins, et les odeurs de sa cuisine de pingre solitaire, ce qui lui avait valu son surnom de « chou farci ». Marbella était une vigoureuse ouvrière espagnole à la retraite. Le fichu tiré à quatre épingles, elle avait fait carrière dans les filatures du quartier Rappeneau, à vérifier les bas et les collants avant emballage. Elle gardait un œil vif et louait ses services dans l’immeuble et aux alentours pour des heures de ménage. Pas un grain de poussière ne devait échapper à sa vigilance. Pour finir d’arrondir ses fins de semaine, elle organisait au troisième, dans sa salle à manger, une cantine pour ceux qui comme moi n’avaient ni de don, ni d’équipement minimal pour faire leur repas. Une assemblée de locataires joyeux et désargentés se retrouvait coude à coude sur la toile cirée et les bancs sous l’œil noir de l’espagnole qui servait plutôt deux fois qu’une. À la fin du repas nous lavions la vaisselle et refaisions le monde en fumant gitanes et anglaises. Des effluves de poivron, de tomate, et de ragoût poivré amplement mijoté imprégnaient les rideaux et montait, happé par l’appel d’air du petit vasistas entrouvert été comme hiver, qui apportait une lueur pauvre dans le colimaçon à rampe de fonte noire. Des lampes à gaz reconverties aux filaments alternatifs projetaient sur les murs des étages les ombres des dentelles métalliques des gardes corps. Plus on s’élevait, plus les marches étaient étroites et hautes. Les derniers mètres menant à ma chambrette étaient si escarpés que les gravir bras chargés en rentrant de mes courses, ou à chaque début de semaine avec mes affaires de rechange dans des sacs et des filets, tenait de l’exploit sportif. Je me suis vu plus d’une fois partir à la renverse et me rattraper de justesse avant de dévaler en sens inverse mon Annapurna domestique.
Sur la porte, j’avais punaisé une carte de visite : « Jean-Jacques Dubuisson étudiant en tout et pour tout – vous remercie pour cet effort ». J’avais, le bac en poche, trouvé avec l’aide de mes parents ce point de chute. J’étais inscrit à la faculté des sciences. J’adorais les mathématiques. C’était un compromis. J’aurais aussi bien pu faire des lettres modernes, du grec que je vénérais, ou me destiner aux langues étrangères. Tout m’intéressait et me souriait. Mes parents rêvaient de me voir devenir pharmacien.
Par la fenêtre de ma mansarde, on apercevait le drugstore en contrebas où travaillait Julie. On peut considérer qu’à cette époque Julie était ma petite amie, mais cela restait entre nous. C’était une fille à mobylette qui acceptait sans discuter de me laisser le guidon et de s’asseoir en travers du porte-bagages avec sa jupe courte et son chemisier serré. Le lit n’était pas large, pour deux. Alors elle passait rarement la nuit sous mon toit. La chambre mesurait à peu près trois mètres sur quatre. Un lavabo en coin au fond et à gauche, au pied de mon lit à sommier métallique, avait perdu sa bonde et des éclats d’émail. À droite, un plateau de bois blanc posé sur deux tréteaux de fer semblait tenir en équilibre sur des piles de classeurs, de cahiers, et de livres. Sur ce bureau, une lampe à abat-jour cylindrique monté sur tige souple avec interrupteur en olive et fil électrique torsadé, que j’avais trouvée près des poubelles dans l’arrière-cour, veillait sur mon capharnaüm. À côté du bureau, une petite armoire penderie masquait des auréoles noires qui partaient du plafond, et portait un miroir en pied. Je passais la plupart de mon temps entre ces accessoires, allongé sur la moquette rouge vinasse collée sur le parquet, la tête dans les mains, à plat ventre, à feuilleter mes chers bouquins, la lampe tirée au bout de sa rallonge. Le parquet ondulait sous le souffle des ans. Les toilettes étaient sur le palier. Je partageais l’étage avec cinq autres locataires, séparés par des cloisons si légères que même pour signifier notre exaspération pour les ronflements intensifs que nous poussions à tour de rôle, nous n’osions pas frapper sur le mur de peur de le voir s’effondrer. Le silence nous était inconnu. Pour ne pas entrer dans les intimités voisines, il fallait faire la sourde oreille. La chaleur en été était insupportable, et l’hiver, je ne me couchais jamais avec moins de quatre épaisseurs de couvertures en laine. Dans ce refuge montagnard, la moindre averse tambourinant sur les ardoises prenait des airs de tempête tropicale. J’étais comme dans une caravane, en camping à l’étage.
Je réglais mon loyer à la semaine. Lambert avait été échaudé par quelques indélicats abandonnant leurs études sans sommations. L’incertitude n’arrangeait guère son naturel soupçonneux.
Rien n’était entretenu. Nous étions selon lui des bohèmes studieux sans souci des détails. Il n’avait pas d’enfant.
Quelqu’un aujourd’hui partira
Le matin quand sous le crépuscule des dieux
La musique emplit la chambre des adieux
L’ampoule du plafonnier est encore allumée
C’est normal c’est la nuit qui se lève un jour d’été
L’enfant jette un regard sur les murs blanchis
Voit à nouveau le miroir sur l’évier qu’il a démoli
C’était encore hier que résonnaient les rires des copains
Ils s’inventaient des fantômes cachés dans les recoins
Demain quelqu’un partira une larme étouffera
Les persiennes filtrent l’aube ombre des pieds de lits
Qui sur le sol en dur se reflète sans envie malgré lui
Les murs gris renvoient les pleurs ou les rires
A la porte les blouses blanches ont le sourire
Les huit lits baillent encore quelle que soit la saison
Les roulettes se moquent des pieds des perfusions
La fenêtre de la chambre va s’ouvrir respirer
Nulle envie de partir en cette nouvelle journée
Demain quelqu’un partira une larme coulera
Les murs pourtant se resserrent à la première heure
L’automne déshabille les feuilles des saules pleureurs
Puis la neige tombera tombera tombe sans discontinuer
Arrive le printemps et la chambre toute l’année a kaléidoscopé
Kaléidoscope du flocon de neige qui s’écrase mollement sur la vitre
Kaléidoscope du bourgeon qui lentement s’ouvre et fait le pitre
Kaléidoscope du rayon de soleil qui vient éblouir la perfusion et ses litres
Kaléidoscope des feuilles rouges et or qui annoncent un nouveau chapitre
Demain quelqu’un partira une larme écrasera
L’enfant sortira de ces murs blanchis des rires
Ces rires qui durant des mois ont soigné le pire
Les autres enfants couchés dans le même dortoir
Le rassurent de toute façon il ne peut que revenir
Il ne veut pas rentrer chez lui retrouver sa chambre noire
Il préfère sa chambre d’hôpital même s’il doit y mourir
Il regarde une dernière fois les lits en désordre
Les machines qui font du bruit et donnent des ordres
Quelqu’un aujourd’hui partira puis un autre arrivera